Comment adapté un roman littéraire au cinéma ? Le réalisateur coréen Jung nous parle de son film d’animation Couleur de peau : Miel, Prix du public au Festival d’Annecy en 2012. Rencontre.
La quête de la mère
Adolescent, j’étais attiré par les femmes mûres, par les figures maternelles. Je cherchais l’incarnation de la mère. Ma quête identitaire passait par la quête de la mère biologique. Ma mère adoptive n’était pas très tendre. Elle-même a eu une éducation très dure, très sévère. Quand j’en parle avec ma sœur Coralie, elle me dit que notre mère a été aussi dure avec elle. Elle était donc sévère de manière égale avec tous ses enfants. Mais moi, en tant qu’enfant adopté, je ressentais les choses différemment, plus intensément. Un enfant adopté arrive dans une famille avec ses problèmes et a, sans doute, un plus grand besoin de preuves d’affection. Le problème des adoptés, c’est qu’ils ont aussi parfois tendance à se victimiser. Quand on est jeune, on n’en est pas conscient.
Le dessin comme thérapie
J’aurais pu faire de la musique ou écrire un roman. Mais j’ai choisi la bande dessinée parce que le dessin était un mode d’expression facile : il suffit d’un crayon et d’un papier. Même si je ne me sens bien que lorsque je dessine et que je raconte mes histoires, je n’aime pas dessiner pour dessiner. Je ne suis pas naturellement quelqu’un qui est doué en dessin. J’ai appris à dessiner parce que j’avais quelque chose à raconter… Vers l’âge de quinze ans, j’ai découvert la série de bande dessinée Jonathan de Cosey. Cette bande dessinée m’a marqué par sa puissance émotionnelle. Et c’est aussi l’histoire d’une quête d’identité : un Suisse amnésique se retrouve au Tibet et cherche qui il est. Cela m’a ouvert plein de perspectives à une époque où je n’étais pas bien dans ma peau. Je me suis aménagé un atelier de dessin dans un box à cheval au fond du jardin et j’y passais tout l’été à dessiner. Pendant soixante jours, j’étais vraiment heureux. Le dessin m’a permis de me créer un monde imaginaire et de m’inventer une autre vie. J’ai pu y vivre un amour imaginaire avec ma mère. Le dessin a été ma thérapie.
Les abandons en Corée
En travaillant sur mon roman graphique Couleur de peau : Miel, je me suis documenté. J’ai notamment essayé de comprendre pourquoi il y avait eu autant d’abandons d’enfants en Corée. Petit, je ne comprenais pas cela. C’est une des raisons pour lesquelles j’en ai beaucoup voulu à mon pays d’origine. C’est un élément culturel. La séparation fait partie de l’histoire de la Corée. Il y a eu la partition entre Corée du Nord et Corée du Sud, mais auparavant, il y a aussi eu l’occupation japonaise pendant trois décennies. C’est un peuple qui a énormément souffert. Les familles vivent avec cette douleur de la séparation.
Le roman graphique
Je m’étais toujours dit que si je devais un jour raconter mon histoire, la bande dessinée m’offrirait un recul pour dédramatiser ce récit. Parce que je voulais absolument éviter le misérabilisme, qui est souvent un défaut de nombreuses autobiographies. Il me semblait que le meilleur moyen d’aborder mon histoire et de la présenter au lecteur était de recourir à un peu d’autodérision. D’où l’idée de ce dialogue avec l’enfant que j’avais été. Ce décalage était très important à mes yeux. Ce qui n’empêchait pas non plus de transmettre de l’émotion. La bande dessinée permet ce mélange des genres.
Des cases à l’écran
Au départ, Laurent Boileau voulait me suivre en Corée pour faire un documentaire. On ne parlait pas de cinéma à ce moment mais d’un projet pour le petit écran. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises. C’est alors qu’est venue l’idée qu’il y avait peut-être matière à faire un film pour le grand écran. Le but n’était pas de faire une adaptation fidèle du roman graphique, car il nous a semblé que c’était plus difficile d’avoir le double niveau de lecture à l’écran. C’est une des raisons pour laquelle nous n’avons pas opté pour une adaptation plus littérale. Nous avons dû faire un choix narratif : aller dans l’humour, dans le décalage ou coller plus aux faits. La voix off permet de maintenir un peu de dérision et de distance, mais il ne fallait pas en abuser, sinon cela aurait tourné au ridicule.
Un processus organique
Je ne peux pas dissocier la bande dessinée du film. C’est la même histoire mais aussi son prolongement. Le film est un peu la suite des deux premiers tomes. Il y aura d’ailleurs un troisième tome, que je suis en train de préparer, et cela formera un tout. Avec le cinéma, on est sur un médium différent. L’objet final est curieux, atypique. Il a son identité propre. Souvent, lorsqu’on voit l’adaptation d’une bande dessinée, c’est tout l’un ou tout l’autre : soit on est déçu, soit c’est très réussi. Ici, on a une autre proposition artistique, plus radicale.
Un film d’animation hybride
La technique s’est mise au service de l’histoire. On n’a pas commencé en se disant qu’on allait utiliser les archives de famille en Super 8, et de l’animation 3D, et de la 2D, et des images fixes, pour faire un film hybride. Chaque élément s’est imposé au cas par cas pour chaque scène parce que c’était la meilleure manière de raconter cette histoire-là. Le choix de la 3D, c’est un peu un hasard au début. Le pôle vidéographique de France Télévisions nous a aidés à faire un petit court métrage pilote pour lancer le projet. C’est Jean-Luc Desmond, le responsable de cette unité basée à Nancy, qui a proposé de recourir à la 3D, avec un rendu 2D. Le résultat nous a convaincus de poursuivre dans cette voie-là, même si ce fut un vrai défi de réussir cette transposition. D’une part, il fallait vraiment réadapter mon trait à la technique. Ensuite, le rendu 2D sur des animations 3D peut par- fois donner un résultat dérangeant au regard. Mais nous avons eu la chance d’avoir une équipe qui a réussi à donner un rendu 2D pas trop net, qui rappelle un peu mon dessin. Ce qui importait aussi pour moi, c’est que l’acting des personnages soit juste. C’est ce que je regardais en premier lieu, chaque fois qu’on m’envoyait une séquence animée. Il fallait que le jeu des personnages soit crédible. Pour les parties oniriques, en revanche, je souhaitais retrouver une animation en 2D, ce qui évoque bien les fantasmes du petit Jung qui dessine pour s’évader.
Le retour en Corée
J’ai beaucoup appréhendé ce voyage en Corée. Avec le recul, je me dis que j’aurais dû le faire d’abord seul. Quand nous sommes partis, l’attente était très forte, puisque le projet reposait en partie sur ce voyage. Il y avait des scènes vaguement scénarisées, parce qu’il fallait mettre en place un minimum de choses, mais je ne suis pas comédien. Dans les faits, il ne s’est pas passé grand chose. Je n’en ai pas été très étonné : il était fondamentalement impossible de vivre quelque chose d’intime avec vingt personnes derrière moi. Finalement, on a utilisé peu d’images de cette partie-là. Mais même si j’étais parti seul, sans doute serais-je revenu de Corée en faisant le même constat. On pense trouver là-bas sa culture natale ou des réponses à des questions profondes. Dans les faits, la seule question qui s’est imposée à moi là-bas, comme je l’explique dans le film, c’était de savoir comment les Coréens me percevaient. Mais une certaine distance s’est imposée entre eux et moi. Je ne parle plus le coréen. Je ne connais plus ma culture d’origine. Je suis revenu en réalisant que l’herbe n’était pas plus verte là-bas.
La voix off
J’ai mis énormément de temps à écrire cette voix off. Pour la partie animée, nous savions où nous allions. Mais lier la partie sur le retour en Corée et les parties animées fut un défi. Toute la forme découlait de cette voix off. Mais subsistait toujours un manque sur l’angle général du récit. Et ça, il n’y avait que moi qui pouvais à un moment le déterminer. J’ai passé énormément de nuits blanches à chercher cette ligne. Finalement, c’est ma femme Jee-Yun qui m’a fourni la clé. Elle m’a dit qu’elle me voyait encore comme un enfant, qui vit dans son imaginaire et qui est toujours à la recherche de sa mère. On revenait sur l’origine du roman graphique et c’est devenu le fil conducteur de la voix off.
La réaction de la famille
Dans les livres, je tenais déjà des propos assez durs, plus durs, me semble-t-il que dans le film : il y avait plus d’amertume dans la bande dessinée. Celle-ci n’a pas été mal perçue par ma famille. Ma mère a dit à une de mes sœurs que j’avais eu raison de faire ce livre. Il y a une grosse part de subjectivité dans la bande dessinée, mais je suis resté fidèle aux faits. Je n’invente rien et aucun membre de ma famille n’a contesté les faits. Nous avons d’ailleurs tourné le dernier plan, celui du tiroir, chez ma mère. Nous avons même terminé ce plan sur elle.
Gebeka Films, Monica Donati