Quand un écrivain, un réalisateur, un acteur et un musicien se parlent, cela donne une conversation passionnante. Entretien croisé entre Sylvain Tesson, Safy Nebbou, Raphaël Personnaz et Ibrahim Maalouf.
Comment est née cette aventure cinématographique ?
Safy Nebbou : Quand j’ai découvert le récit de Sylvain Tesson, j’ai su, au bout de vingt pages, que je voulais en faire un film. Il faut un sacré courage pour aller s’enfermer des mois en Sibérie, dans une cabane au bord du lac Baïkal. C’est une vraie aventure ! Et si le livre de Sylvain a eu autant de succès, c’est parce que, grâce à lui, les lecteurs pouvaient faire ce voyage par procuration. Comme il m’a semblé que le cinéma français actuel ne proposait rien de tel, j’ai eu envie de transposer la littérature en images. Je ne savais pas encore comment je m’y prendrais mais je voulais que les spectateurs une fois entrés dans la salle, se laissent embarquer pour ressentir les choses de manière organique. Quand je t’ai fait part de mon projet, est-ce que tu te souviens, Sylvain, de ce que tu m’as dit ?
Sylvain Tesson : Je t’ai demandé si tu comptais faire un plan séquence de 52 minutes avec un haïku japonais au milieu ?
Safy Nebbou : (rires) Non. Tu m’as dit que si je racontais l’histoire d’un mec (seul) dans une cabane, on risquerait fortement de s’ennuyer.
Sylvain Tesson : Adapter fidèlement ce récit risquait en effet de donner un film narratif narcissique qui n’aurait concerné que les expériences d’une personne. Mais je me doutais bien que tu étais autonome et je ne m’attendais pas à une transposition fidèle de mon livre. Or c’est là que le film pouvait apporter un supplément à l’histoire : un jeu de construction permettait d’articuler plusieurs destins.
Safy Nebbou : Je me sentais libre avec toi car j’ai compris que ton envie n’était pas que je reste dans les clous. Mon vrai problème était de savoir comment j’allais donner un souffle romanesque sans perdre ce que j’avais adoré dans le livre : ton projet solitaire. D’une certaine manière, c’est toi qui m’as donné la solution en me racontant, lors de notre première rencontre, que beaucoup d’hommes se cachaient dans les forêts de Sibérie pour échapper à la justice de leur pays. L’idée a fait son chemin et m’a permis de créer une relation d’amitié entre Teddy et un autre personnage. Et quand je t’ai soumis l’idée d’intégrer à l’histoire un fugitif russe, tu m’as dit, avec la modestie qui te caractérise, que tu aurais aimé l’avoir eue toi-même ou vivre une aventure comme celle-là. J’étais ravi car si le film était librement adapté de ton livre, il fallait absolument en garder l’esprit pour que les deux aient une véritable parenté.
Sylvain Tesson : La littérature est un truchement plus facile pour se satisfaire du non-dit, de l’indicible, de l’intangible. Beaucoup de livres ont pour principale qualité de s’installer dans la durée, au cinéma, c’est beaucoup plus difficile. Mais toi, Safy, tu as réussi ce coup-là ! Dans ton film, même la fenêtre devient un personnage ; elle est l’œil de la cabane. Dans le livre, je devais me contenter de rester articulé sur le fil narratif de ma réclusion volontaire et toi tu étais obligé de faire des dégagements, de créer des rencontres, des actions, des péripéties… Or c’est un très beau film de dégagements.
En abordant le besoin d’effectuer un retour sur soi en se déconnectant du monde moderne, ce film est vraiment dans l’air du temps. Est-ce une question qui vous taraude parfois ?
Ibrahim Maalouf : Quand Safy m’a appelé pour collaborer à son film, j’étais justement dans une démarche similaire avec Red & Black light, l’album que j’étais en train de créer : je cherchais une certaine forme de linéarité musicale ou de minimalisme pour illustrer l’essentiel de nos vies que l’on aspire tous à retrouver.
Safy Nebbou : Moi, il n’y a pas si longtemps encore, lorsque je suis parti à l’étranger, je me suis surpris à dire à mes proches que j’étais joignable sur Viber, What’s App, Messenger ou Facebook. En le disant, j’ai réalisé à quel point ces réseaux sociaux ou moyens de communication étaient chronophages. Sans jeter la pierre aux nouvelles technologies, il faut reconnaître que c’est un élément qui nous disperse.
Raphaël Personnaz : On n’est pourtant pas obligé de se couper du monde de manière aussi radicale que le fait Sylvain ou mon personnage pour se recentrer. C’est tentant mais en serions-nous tous capables ? Je ne crois pas. Pour les spectateurs, c’est un formidable moyen de s’évader et pour les acteurs, c’est un luxe de partir trois mois vivre l’aventure de son rôle ; ça permet de combler le manque de courage que l’on peut avoir dans la vie. J’ai découvert le livre de Sylvain en revenant d’un tournage de trois mois au Tadjikistan. Alors que je venais d’une région magnifique, âpre et sauvage, le Pamir, je n’arrivais pas à me réhabituer au bruit de la ville. Je trouve intéressant dans cette histoire qu’il n’y ait pas d’échelle de valeur entre la vie urbaine et la vie dans les bois. Elle se contente de montrer ce que l’homme, déconnecté de ses proches, de son univers ou de la technologie, est capable de faire avec ses dix doigts. En cela le film montre notre faculté à nous réadapter très vite au monde qui nous entoure en retrouvant nos réflexes et notre condition animale.
Ibrahim Maalouf : En effet, je n’ai pas l’impression qu’internet ou les réseaux sociaux soient une source d’aliénation. Au contraire, être connecté et dialoguer de chez soi permet une vraie intimité. Mais je crois que Teddy ne cherche pas spécialement à s’éloigner de la technologie, il veut échapper au quotidien et à la fatigue provoquée par une vie pleine d’inquiétudes.
Raphaël Personnaz : Pour y échapper, il y a toutes sortes de manières. Tout le monde a sa cabane, son petit refuge, quelque part.
La cabane, la nature comme immense terrain de jeu… Il y a quelque chose qui relève de l’enfance dans cette histoire. Était-ce réfléchi ?
Sylvain Tesson : Oui bien sûr. Je regrette même de ne l’avoir pas formulé davantage dans mon livre. Il est évident que lorsque naît le désir de faire un pas de côté, de s’échapper, d’inventer une vie dans les bois, cela vient probablement d’une déception de ce que nous offre la société des adultes. Cet esprit sérieux, cette volonté de contrôle et cette fâcheuse tendance qu’ont les adultes (je dis les adultes comme si j’étais resté moi-même en enfance) à vouloir prévoir, à gouverner leur vie, à se montrer utile et à construire les perspectives de l’avenir… tout cela peut devenir écœurant. Alors, évidemment, l’enfant qui rêve des bois, c’est le royaume de l’exil, le plus beau titre des nouvelles de Camus. On s’exile dans son royaume parce que c’est là qu’on invente les conditions de sa liberté. Vivre dans les bois, c’est créer une mise en scène avec des enjeux. C’est très présent dans le film : dès l’arrivée de Teddy sur le Baïkal, on sent très bien une mise à disposition d’un dispositif de jeu : la cabane, le lac, la nature, tout cela devient un véritable magasin de jouets ! Il ne faut pas avoir honte d’admettre qu’on n’a pas grandi.
Ibrahim Maalouf : Moi, c’est précisément ce qui m’a touché dans le film : toutes ces scènes où Raphaël est dans un état extatique m’ont permis de retrouver la sérénité que j’avais pu vivre, enfant, au Liban. Quand il court sur la glace, se ballade tout nu ou se baigne dans le Baïkal, c’est ce que ferait tout gamin qui se retrouve dans un endroit aussi dingue que celui-là.
Safy Nebbou : Dans les indications de jeu que je donnais à Raphaël, j’insistais beaucoup sur cette part d’enfance qu’on devait discerner chez lui. J’avais moi-même ressenti les choses lorsqu’en amont du tournage, avant l’écriture, je m’étais installé une semaine dans la cabane pour analyser mes faits et gestes. Il y avait une exaltation à courir sur le lac gelé, à cuisiner avec les moyens du bord, à remettre des bûches dans le petit poêle, à creuser un trou dans la glace pour puiser de l’eau. Sur le Baïkal, j’ai roulé en moto, en camion, en quad pour ressentir tous les effets. J’ai toujours aimé la nature car c’est le seul endroit qui me fait réagir physiquement et qui m’apaise autant. Et je voulais que ce soit semblable pour Raphaël, que la moindre sensation lui procure du ravissement et du plaisir.
Raphaël Personnaz : À la lecture du scénario, je n’avais pas forcément noté cette part d’enfance. Je voyais une forme de dépression chez cet homme parti s’isoler dans une cabane au bord d’un lac gelé. Mais, une fois sur le tournage, confronté aux éléments, je me suis rendu compte qu’il fallait jouer comme un gosse. Safy était très vigilant sur l’absence de commentaire dans mon jeu. Vivre les choses sans jamais les montrer, c’est ce qui a été le plus difficile au départ car la pudeur m’empêchait de rompre immédiatement la glace. J’ai dû apprendre à me faire confiance pour m’abandonner complètement. En même temps, le voyageur qui se retrouve soudainement face à lui-même doit aussi être étreint par l’angoisse au départ. Comme lui, au début, je n’arrivais même pas à regarder ce qui m’entourait. Je pensais à moi, incapable de simplement regarder puis j’ai fini par lâcher prise. J’ai compris qu’il ne fallait pas dompter les éléments pour bien jouer mais se laisser envahir par l’environnement et que je devais trouver une légèreté pour vivre les choses, naturellement, sans y penser. Comme je n’avais pas fait de repérages en amont du tournage, j’ai tout découvert devant la caméra de Safy.
Ibrahim Maalouf : Vous aviez déjà travaillé ensemble Safy et toi auparavant ?
Safy Nebbou : Non, nous n’avions partagé qu’un déjeuner à Paris et on a appris à se connaître sur le tournage. Lorsqu’on arrive sur un décor aussi puissant que celui du lac Baïkal, on ne peut pas faire le fanfaron. Un lac glacé, c’est impressionnant : marcher ou rouler dessus en camion, c’est presque de la science-fiction. Quand on sait que la thématique du film va être ce face-à-face entre cet élément naturel et l’homme, la justesse est dans l’humilité. Dans un tel environnement, la transformation n’est pas que psychologique, elle est aussi physique : sur le Baïkal, on parle moins fort, moins vite, car la nature et le froid imposent même un rythme cardiaque différent. Ma direction avec Raphaël a donc été essentiellement de l’aider à s’oublier et à regarder de façon à ce qu’il soit un vecteur pour le spectateur. On devait passer par lui pour faire le voyage. Je ne lui ai pas raconté une histoire, un passé difficile qui aurait expliqué une rédemption ou un compte à régler. L’idée était qu’il soit lassé du bruit du monde. A tout moment, on peut être fatigué de la technologie, de notre famille, de nos rapports aux autres, du travail, du métro, même des vacances, bref, d’une certaine forme de train-train et se dire : « est-ce qu’une fois, dans ma vie, je pourrais être seul face à moi-même dans un lieu, un univers qui me plaît » ? Il a choisi le froid mais surtout l’espace et la solitude.
Comment se fait-on une place, en tant qu’acteur ou musicien, dans un film sur le silence ?
Raphaël Personnaz : On rend les armes ! On est plus à l’aise avec la parole car c’est une forme d’écran qui nous protège : on peut se cacher derrière les mots. Être seul et muet face à la nature oblige, en revanche, à s’exposer complètement.
Ibrahim Maalouf : C’est un des éléments qui m’a attiré dans ce projet car c’était la première fois que je travaillais sur un vrai dialogue entre ma musique et le silence. Le film devait se terminer en apothéose, le retour devait être puissant, ces bruits naturels comme le craquement de la glace devaient absolument faire partie de la musique mais il fallait aussi laisser la place au silence. Après, j’ai procédé comme d’habitude : j’ai repéré les moments qui avaient besoin d’être accompagnés musicalement et j’ai posé instinctivement des idées dessus.
Safy Nebbou : Ibrahim m’a invité à une composition en live. Il prenait son piano et tout ce qui allait être enregistré pouvait être gardé. Or moi je fonctionne assez bien dans cette création intuitive.
N’y a-t-il pas une contradiction entre l’improvisation et les règles strictes qu’impose la réalisation d’un film ?
Ibrahim Maalouf : Comme pour tout ce qui est artistique, je considère qu’il n’y a pas de règles strictes dans la composition d’une musique de film. Je ne suis pas de cette école en tout cas ; je pense que les règles sont importantes au moment de l’apprentissage d’un art mais pour créer quelque chose et renouveler son art, on ne peut pas s’imposer de règles. J’ai dit à Safy que tout était possible et que c’était juste une question de choix. Or, nous avions la chance de pouvoir discuter en direct. On allait au studio et je composais ce qui me semblait juste par rapport à ce que je voyais. Je lui demandais de me laisser chercher, de me laisser me tromper et de me faire signe quand quelque chose lui plaisait vraiment. Personne n’a la science infuse en matière d’art mais si nous étions connectés sur une émotion c’est que nous ne pouvions pas être à côté de la plaque. Je pourrais presque dire que Safy a composé une partie de la musique car il était un peu comme un chef d’orchestre.
Raphaël Personnaz : C’est amusant ce que tu dis car lorsque j’ai rencontré Safy, il m’a dit qu’il se donnait le droit de se tromper aussi. C’est la première fois que j’entendais ça. Comme un tournage coûte cher, le réalisateur, les acteurs, toute l’équipe cherchent évidemment une certaine efficacité.
Ibrahim Maalouf : C’est génial de créer comme ça.
Safy Nebbou : Quand on va si loin, dans un endroit pareil, on n’a pas envie de se mettre dans une position confortable. De toute façon, on fait ce métier pour être en inconfort, non ?
Ibrahim Maalouf : Et ce n’est pas parce qu’on improvise qu’on ne sait pas ce qu’on veut. Ce n’est pas parce qu’on cherche le chemin qu’on ne sait pas où l’on va. Les différentes trajectoires ne communiqueront pas la même émotion et le même discours mais Safy est le réalisateur avec qui j’ai travaillé qui savait le plus ce qu’il voulait.
Safy Nebbou : Je n’aurais pas pu te dire en amont à quoi ressemblerait le film ou la musique mais je pense qu’on a atteint l’endroit où l’on devait être. Aujourd’hui, nous sommes face à un objet de cinéma un peu singulier où chacun a mis sa pierre à l’édifice.
Ce film n’est jamais radical. Etait-ce que cette épure relève d’un travail compliqué ?
Safy Nebbou : Dès l’écriture, j’ai voulu en effet être concret et simple. Il fallait un dépouillement, une humilité dans le propos et éviter tout effet scénaristique ou côté didactique. Ce parti pris pouvait être inquiétant pour les financiers car le cinéma propose assez peu de films tranquilles et sereins aujourd’hui mais j’ai tenu le cap. Dans un tel décor, si la mise en scène est trop interventionniste, si on veut en mettre plein les yeux, on perd de vue le rapport de l’homme à la nature. Le but était de mettre le spectateur en confiance, pas de lui imposer le voyage. Ce qui était difficile, c’était de marquer la temporalité. J’ai dû doser, trouver des moyens de faire ressentir le temps qui passe. Entre le peu et le rien, la frontière est mince. Et je savais qu’on pouvait basculer dans l’ennui. Mais, comme dans le livre, les journées de Teddy sont très réglées : il fait tout un tas de choses puis il prend des pauses pour prendre conscience de ce qui l’entoure. Résultat, le film n’est jamais purement contemplatif. Lorsque j’ai passé du temps dans la cabane, au début, j’étais dans la suractivité. Et puis j’ai pris le temps de m’asseoir et de regarder par la fenêtre. Le jour, on voit le lac, mais la nuit, éclairé à la bougie, c’est le reflet de mon visage que j’ai vu… Cette humilité, je l’ai voulue jusque dans la musique. Certes, il y a des moments où l’on s’est fait plaisir mais on a essayé de rester dans une forme d’épure pour qu’il n’y ait pas de superflu et éviter d’être sur signifiant.
Ibrahim Maalouf : Tu n’as pas essayé d’impressionner ou de faire pleurer dans les chaumières. Le discours est présent sans être appuyé. Et tu es parvenu à respecter un équilibre entre le spectacle, le cinéma et l’humilité.
Raphaël Personnaz : A partir du moment où le Baïkal est une terre presque vierge de cinéma, il fallait trouver aussi une grammaire nouvelle. Après le western, il a fallu inventer le « eastern ».
Peut-on dire que c’est un film sur l’écologie ?
Safy Nebbou : Je ne voulais pas que ce soit frontal mais, de fait, il parle d’écologie car Teddy vit au rythme de la nature et les éléments deviennent le moteur de sa vie. D’ailleurs, bien plus qu’Into the wild, ma référence suprême à l’écriture était Dersou Ouzala, un grand film écologique de Kurosawa. Réaliser un film où l’on sent les éléments, la glace, le froid, c’est d’une certaine manière mettre en avant la planète. Mais, comme le reste du film, j’ai voulu traiter ce thème avec simplicité. Je bannis toujours la psychologie et la morale car elles m’ennuient au cinéma et j’ai eu envie que le spectateur prenne ici ou là ce qu’il avait envie de prendre.
Ibrahim Maalouf : De toute façon, c’est comme regarder une photo d’un très beau paysage ou de magnifiques parties de notre planète : la réflexion écologique s’impose d’emblée. Les images du film sont tellement belles qu’elles invitent spontanément à sauvegarder notre environnement.
Safy Nebbou : Quand on voit ce lac gelé qui permet à des villages entiers de vivre, on se pose nécessairement des questions sur le réchauffement climatique. Ce qui est paradoxal lorsqu’on met en valeur une région méconnue, c’est qu’on risque d’y amener le tourisme et donc la pollution. On se demande alors s’il faut la montrer ou ne rien dire à personne pour qu’elle reste sauvage. Là, j’aurais presque envie de dire aux gens : le Baïkal, c’est magnifique mais laissez-le tranquille.
Ibrahim Maalouf : Ne t’inquiète pas car si les gens ressentent le film comme moi, ils auront l’impression d’avoir déjà fait le voyage. Moi j’ai passé six mois à travailler sur ces images, mais en 1h40 le film parvient à nous mettre en immersion.
Au fond, n’y a-t-il pas une forme d’égoïsme dans ce voyage ?
Sylvain Tesson : C’est possible en effet. A ce propos, je pense qu’il y a une lecture politique du film (pas de politique électoraliste mais de philosophie politique). Car le fait que plus de 50 % de l’humanité vive en ville annonce une forme de cauchemar. Et faire aujourd’hui un pas de côté pour aller vivre dans une cabane est une forme de lutte. Quand Napoléon revenait de la campagne de Russie avec son Maréchal de Caulaincourt, il disait dans le traîneau qui le ramenait à Paris, qu’il y avait deux sortes d’hommes : ceux qui obéissent (il évoquait la totalité de l’humanité) et ceux qui commandent (il parlait de lui). Mais à mon avis, il y a une troisième catégorie : ceux qui fuient ! Ceux-là ne veulent pas changer le monde mais ne veulent pas non plus subir ou obéir ou commander ou nuire. Personne ne nous a dit, enfant : « Prenez la clé des champs : partez sur les montagnes, les routes, les mers et dans les bois. Partez, fuyez » ! Mais je trouve cela très beau. La cabane est le royaume absolu de l’échappée, c’est ce que j’essayais de dire dans mon livre et qu’on comprend très vite dans le film : Teddy est une véritable cocotte-minute qui n’en peut plus de cette vie débile. La fuite est un principe qui n’est jamais exprimé par les voyageurs parce que ce n’est pas très noble et que cela implique peut-être une forme d’égoïsme ou de lâcheté. Mais on peut être lâche sans nuire aux autres. Chez les habitants des cabanes ou les gens qui ont vécu en exil, il y a évidemment une forme d’égoïsme mais c’est un égoïsme qui peut ensuite trouver sa vertu dans le fait qu’il essaye de ne pas nuire, et au moins de construire un environnement immédiat non abstrait. Voilà ce qui est important. Ce que l’on voit sans doute plus dans le film que dans le livre, c’est que cette expérience de vie n’est pas abstraite. Teddy est venu pour lui, pour son confort personnel, mais il va recevoir une leçon du Russe rencontré dans la forêt et finira par lui apporter son concours. Je me garderais bien de dire qu’il y a la moindre volonté morale chez Safy Nebbou qui est un être très peu recommandable (rires), mais son film prouve qu’il peut y avoir une forme de générosité chez l’égoïste des cabanes !
Ce personnage est incarné par l’acteur russe Evgueni Sidikhine. Comment l’avez-vous trouvé ?
Safy Nebbou : J’ai rencontré énormément d’acteurs russes qui pouvaient potentiellement jouer ce personnage. Et puis ce type costaud est arrivé. Il est très connu en Russie pour avoir joué les méchants dans beaucoup de séries télévisées. Son silence me mettait mal à l’aise mais ses yeux m’attendrissaient. Il a à la fois un côté enfantin et un côté très animal. Comme une évidence, j’ai senti immédiatement que c’était lui et j’ai découvert, par la suite, un acteur très puissant.
Raphaël Personnaz : Ce que j’aimais chez Evgueni, c’est qu’il ne souriait jamais le matin comme s’il attendait de voir comment s’était passée la journée pour être amical. Le barrage de la langue ne nous permettait pas vraiment d’échanger mais nous nous ressentions l’un l’autre et sa présence me rassurait. J’étais content qu’il arrive et il s’est révélé être un bon camarade de jeu. Certains personnages du roman ont aussi joué un rôle dans le film…
Sylvain Tesson : Je l’ai pris comme un amical salut de la part de Safy. Ce sont des gens que je connais depuis 2003 et je suis heureux pour eux car je sais qu’ils gardent de cette aventure un très bon souvenir.
Safy Nebbou : En effet, quand j’ai monté le casting du film, il m’a semblé naturel d’aller vers des gens du cru, qu’ils soient acteurs ou non, pour éviter tout artifice. Ce fut un travail à la fois fastidieux et amusant. Et il y a eu des trouvailles comme cette femme qui avait l’habitude de chanter pour accueillir ses hôtes. Elle n’apparaît pas dans le livre et n’était pas prévue au scénario mais lorsque je suis allé la rencontrer, j’ai su tout de suite qu’il faudrait qu’elle soit dans le film. Elle est venue se placer devant moi et dès qu’elle a entamé son chant de bienvenue, l’émotion m’a serré la gorge. Le jour du tournage, je n’ai pas fait de répétition pour que Raphaël ressente la même surprise et la même émotion.
Raphaël Personnaz : Cette anecdote est extrêmement révélatrice du travail que j’ai eu à faire. Quand cette femme s’est placée devant moi pour m’offrir son chant avec tout son cœur, je n’avais qu’à l’écouter et à laisser jaillir mes émotions. C’était pareil avec les pêcheurs bouriates et tous ces « acteurs à gueule » qui n’avaient jamais fait de cinéma.
Safy Nebbou : De manière générale, les acteurs amateurs sont très à l’aise devant la caméra parce qu’ils n’ont aucun autre enjeu que de s’amuser. Ils jouent les scènes innocemment, comme le feraient des enfants. Souvent je disais à Raphaël de ne rien faire d’autre que de les regarder comme le ferait le spectateur qui découvre des figures qu’il n’a jamais vues à côté de chez lui. Quand celui qui vous raconte une histoire a le visage buriné et quelques phalanges en moins, on n’a qu’à l’observer.
Après le tournage, Sylvain, vous avez passé un mois mais cette fois, dans la cabane du personnage que vous avez inspirée. Comment avez-vous vécu cette mise en abyme ?
Sylvain Tesson : C’est la grâce de l’aventure et le miracle de l’existence : une espèce de longue chaîne d’événements m’a conduit à revivre dans une autre cabane. On fait des choses improbables, d’une manière un peu clochardisante et ça vous amène, cinq ans plus tard, dans une cabane qui correspond au tournage du film adapté de votre livre. Je suis très sensible à cette chaîne de causalité, cela m’enchante. D’autant que le lieu était éblouissant : les montagnes, le lac ouvert sur l’est (qui était mon orientation), je retrouvais tout parfaitement. J’ai infiniment aimé cette aventure.
Safy Nebbou : Quand j’ai reçu des photos de Sylvain dans la cabane de notre film, c’était très troublant pour moi. J’aime aussi que les choses de la vie nous amènent à des situations un peu absurdes et inimaginables comme celle-là.
Qu’avez-vous ressenti en voyant le film ?
Sylvain Tesson : J’avoue que la vie de Teddy dans la cabane m’a passionné. Je n’y ai pas du tout vu la transposition de mon expérience, mais c’est un univers que j’aime. Ça m’a ébloui et enchanté et les l’histoire avec le repris de justice russe, c’est une chose dont j’avais entendu parler mais que je n’avais jamais vu de mes propres yeux. C’est sans doute dans le film ce qu’il y a de plus étranger à ce que je connaissais.
Ibrahim Maalouf : Je me souviens m’être dit que l’objectif était atteint. J’ai même lancé à Safy : « mission accomplie ! ». Ça voulait dire que nous étions justes et j’avais l’impression que Safy avait réussi à trouver la bonne chimie, le bon équilibre entre le jeu, les images, la musique, le montage.
Raphaël Personnaz : Moi, je me sentais profondément bien. C’est rare lorsqu’on voit pour la première fois un film dans lequel on joue mais là, presque immédiatement, je suis parti avec ce personnage sur le Baïkal et suis resté avec lui jusqu’au bout. J’ai laissé mon intellect de côté et j’ai ressenti les choses. J’en ai pris plein les yeux et je me sentais recentré justement. Je n’ai même pas repensé aux anecdotes du tournage et j’ai découvert des scènes auxquelles je n’avais pas participé comme celles avec Evgueni. On n’est jamais qu’un petit caillou sur ce chemin…
Safy Nebbou : C’est émouvant de faire découvrir le film aux acteurs car on a toujours peur qu’ils ne l’aiment pas ou ne s’y retrouvent pas. Et le plus beau compliment qu’ils puissent me faire, c’est de me dire qu’ils se sont détachés d’eux.
Ibrahim Maalouf : Moi j’ai su me détacher de la musique mais une des raisons pour lesquelles je milite contre la trompette quand je compose des musiques de films est que lorsque j’entends cet instrument, j’ai l’impression de voir ma tête à l’écran. En revanche, voir Raphaël en jouer m’a beaucoup amusé car je l’ai ressenti comme une forme de dialogue vécu en décalage avec un acteur que je ne connaissais pas encore.
Raphaël Personnaz : Cette possibilité de la fuite dont parlait Sylvain est quelque chose que j’ai entraperçu grâce au film ; d’où la difficulté de revenir dans un monde citadin, bruyant, et à se réadapter à des projets cinématographiques plus « classiques ». Ça fait tanguer beaucoup de certitudes que l’on peut avoir. C’est une nouvelle fenêtre qui s’ouvre sur le monde, un vent d’air frais.
Safy Nebbou : Maintenant, j’ai hâte de le présenter aux habitants du village où nous avons tourné. Lorsqu’on organisait des projections de rushes, devant un écran de télé avec un verre de vodka, ils applaudissaient leur lac qu’ils trouvaient magnifique filmé du drone. C’était émouvant d’être témoin de leur amour pour ce lac. « La perle de Sibérie » comme ils l’appellent. J’ai envie que ce film fasse écho au déphasage de notre monde contemporain, sans cap et sans repères… Il nous faut réapprendre à vivre avec soi et avec l’autre…
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